Je pars pour le tour des Muverans seule avec Naulekh. Être seul est une des choses les plus terrifiantes et déstabilisantes pour un yak en tant qu’animal de troupeau. Je sais que cela va être difficile pour Naulekh, mais je le sens prêt à affronter cette limite et se dépasser. Je sais aussi que cela va être difficile pour moi, car il peut arriver n’importe quoi avec un yak adulte beaucoup plus fort que moi qui panique ou refuse d’avancer, mais je me sens prête à être dans le moment et avec Naulekh. Je sais que nous nous engageons dans un grand défi ensemble. Qu’il y a un «plafond de verre» à percer…
Nous partons de Pont de Nant. Naulekh est intéressé et inquiet en même temps. Il marche, il s’arrête, il scrute le paysage, il hume l’air ; il essaie de s’orienter et de comprendre. Nous trouvons un rythme lent entre marche et arrêt, mais nous avançons en douceur. Naulekh doit avoir très peur car il urine fréquemment, mais je sens aussi une volonté d’essayer et de découvrir. Nous nous arrêtons derrière le col des Essets. Je monte la tente à côté de lui pour qu’il sente ma présence la nuit. Le matin, une fois chargé, je le laisse brouter un peu et m’éloigne pour m’assoir sur une pierre et l'attendre. Il me suit en broutant. Je me déplace vers une autre pierre. Il me suit en broutant. Ainsi nous démarrons en liberté, en douceur, en harmonie dans la marche. Je suis émerveillée et touchée de ce sentiment de troupeau, ce sentiment de «togetherness». Nous descendons le Pas de Cheville en courant - c'est un jeu joyeux. Plus bas il y a un troupeau de vaches à traverser. C’est toujours un peu pénible et délicat, car les vaches curieuses « harcellent » le pauvre yak qui se sent poursuivi et à la sortie du parc il faut jongler à séparer les animaux. Un deuxième troupeau et encore un troisième – nous commençons à fatiguer et Naulekh doit sentir encore d’autres animaux (peut-être cerfs, chamois, bouquetins ou mouflons) et commence à appeler. Il n’est plus concentré, il est inquiet, il appelle, il ne veut plus avancer, il broute pour cacher sa peur. Il pleuvine, j’ai froid, je suis fatiguée aussi. « Naulekh, s’il te plait, avançons encore un peu. Ici ce n’est pas un bon endroit pour passer la nuit. » Nous avançons péniblement, j’essaie de garder la patience et un esprit positif. Ce n’est pas évident, avec la fatigue les émotions vont dans tous les sens, si je pleurais de joie ce matin, je pleure de fatigue, d’impuissance et de rage maintenant. Je me reprends, je me recentre, je recommence, je retrouve la patience et un esprit positif. Nous arrivons à la Cabane Dorbon où nous rencontrons Irène et Stéphane en train de ranger – c’est leur dernier soir à la Cabane. J’attache Naulekh sur la terrasse et vais boire un thé avec eux à côté du feu en attendant que la pluie s’arrête. L’hélico va venir prendre leur matériel de la saison demain matin à huit heures. Comme je ne veux pas exposer Naulekh à ce bruit et cette excitation dans son état actuel, je repars et monte plus haut camper dans la forêt entre des gros rochers.
Le matin nous entendons l’hélico au loin sans que cela inquiète Naulekh. Je décide de prendre le temps d’attendre que la pluie s’arrête et de démarrer tranquillement aujourd’hui. Je laisse brouter Naulekh en avançant doucement. Mais aujourd’hui il ne change pas du « mode manger » au « mode marche », obstinément il semble s’accrocher dans le « mode manger » comme s’il ne pouvait pas arrêter de mâcher pour contrôler sa peur et son inquiétude. Deux heures plus tard nous avons avancé que de quelques centaines de mètres… je me bats avec mes émotions. Je lâche Naulekh et vais m’assoir à l’abris du vent derrière un rocher. Naulekh se couche et commence à ruminer. Il fait la grève. C'est un Non clair. Pour m'occuper je pars explorer le vallon. Il me regarde m’éloigner en ruminant, mais quand je grimpe une crête qui surplombe le bas de la vallée il se lève pour me suivre. Je vois arriver un petit yak au loin. C’est très touchant ! Sauf que c’est la mauvaise direction ! Je suis obligée de retourner vers lui et d’essayer d’utiliser cet élan pour monter la vallée. Mais non, Naulekh ne veut pas monter, il veut descendre ! Il est toujours convaincu qu’il y a des yaks plus bas – ou qu’en rebroussant chemin nous arriverons à la maison chez les autres yaks. Il appelle et appelle, mais avance que par demi-pas. Il recommence à pleuvoir. J’en peux plus. Ce n’est pas un bon jour. Tant pis. Restons ici. J’attache Naulekh à un gros bloc, monte le camp et me réfugie à l’intérieur de la tente. J’écoute le bruit de la pluie sur la bâche et regarde Naulekh ruminer. Quand la pluie s’arrête je repars en exploration, cette fois ci vers le haut du vallon. Je trouve une belle place avec de l’herbe en abondance. Je décide que, au moins, Naulekh doit monter jusqu’ici pour avoir un beau camp avec assez d’herbe pour passer une nuit positive. En redescendant je vois un arc en ciel au dessus de Naulekh – un signe positif de réconciliation et espoir ? Je replie la tente et arrive à convaincre Naulekh de monter jusqu’à la belle prairie que j’ai découverte. Nous passons une nuit paisible, le matin Naulekh est couché à côté de moi quand je bois mon thé – un beau moment de complicité. Je ne veux plus tirer Naulekh derrière moi. Je veux faire confiance. Je le lâche et pars vers le haut du vallon. Est-ce qu’il suivra ? Il broute, il regarde, il broute - et lentement il commence à me suivre. Trop bien ! Mais cela ne dure pas longtemps. Après une demi-heure il recommence à douter et à appeler des yaks et à brouter obstinément pour combattre la peur. Je dois le reprendre au licol et le convaincre pas par pas de me suivre vers le haut. C’est une situation impossible. Je ne vais jamais pouvoir traverser le col en tirant un yak derrière moi ! En même temps, je ne veux pas lâcher et rebrousser chemin. Je ne peux pas lâcher pendant que nous sommes engagés dans ce «power game». Je vois arriver des promeneurs plus bas. Oh non, je ne veux pas entendre leur commentaires – c’est étonnant combien les gens ont de la peine à comprendre que c’est difficile d’être seul pour un yak et qu’il est en train de se surpasser avec chaque pas en avant. Quand le jeune couple nous rattrape, je leur demande s’ils seraient d’accord d’être aide-bergers pour un moment et d’encourager mon yak perdu à avancer. Gil se met devant et appelle Naulekh, Joanne et moi suivons derrière et l’encouragent. Tout à coup Naulekh retrouve une énergie de troupeau et commence à marcher. Il trouve un rythme, un entrain. Le chemin nous mène dans des pierriers enneigés, des pas bien techniques pour un yak, des endroits que j’éviterais si j’étais à la tête du troupeau et si j’aurais le temps de réfléchir. Mais Naulekh suit Gil sans hésitations posant ses pieds avec soin. La difficulté des passages dans les rochers ne semble rien pour lui comparé à cette peur d’être seul. Je ne crois pas mes yeux de voir où il passe, mais la seule chose que je sais c’est que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre Gil et Joanne, car seuls nous n’aurons pas l’énergie de traverser ce col difficile. Et nous voilà : au sommet du col de la Forcle bien enneigé ! La descente direction Rambert est très raide et technique aussi – pas de problème pour Naulekh pendant que nous sommes avec nos deux aide-bergers, mais dès qu’ils nous quittent pour avancer plus vite (ils veulent encore parcourir une immense étape jusqu’à la cabane Demècre), Naulekh n’avance plus. Il recommence à appeler des yaks, à vouloir revenir en arrière – et encore une fois, je me retrouve à le tirer pas par pas derrière moi jusqu’au sommet du col de la cabane Rambert. Là, quelle chance, nous retrouvons nos deux amis qui sont en train de pique-niquer. Nous démarrons ensemble pour donner de l’élan à Naulekh et quand ils nous quittent une deuxième fois, Naulekh garde le rythme et nous descendons facilement vers le vallon de Saille. La météo annonce beaucoup de précipitations pour la nuit et je me hâte à monter la tente. J’ai juste le temps de faire une réserve d’eau chaude et cuisiner quelques légumes avant que la pluie commence à tomber. Vent, pluie et neige se déchainent la nuit et secouent ma petite tente qui n’est pas vraiment fait pour la grande tempête. Mais je suis plus en pensées avec Naulekh seul dehors dans la tempête que je suis en soucis pour moi et ma tente qui se plie sous la neige mouillée.
Grand beau le matin, un paysage enneigé. Nous avons rendez-vous avec Sylvie qui vient nous rejoindre pour un bout de chemin. Quand j’ai fini de le charger, Naulekh me suit tranquillement. Nous retrouvons Sylvie au sommet des Jorasses et à trois nous avançons encore mieux. Splendide paysage sous la neige. « Sylvie, est-ce que tu es prête à faire une folie ? Est-ce que tu traverserais le col de Fenestral et le col du Demècre avec nous ? Est-ce que quelqu’un peut venir te chercher de l’autre côté ? » Et nous voici partis pour une ascension hivernale du col de Fenestral, enchainer avec le col du Demècre et courir en-bas de l’autre côté - Naulekh et moi jusqu’à chalet Neuf, Sylvie jusqu’à l’Au d’Arbignon où son mari vient la chercher. Nuit froide sous tente. Bon départ le matin. Christiane nous rejoint pour un bout de chemin à l’Au d’Arbignon. Naulekh marche avec un sacré entrain comme un TGV aujourd’hui. C’est le Naulekh que je connais, le Naulekh leader de troupeau, Naulekh dans toute sa force et avec toute sa volonté. Il nous laisse à peine le temps de manger notre pique-nique le midi. Christiane nous quitte à Javerne, pendant que Naulekh et moi continuons dans la forêt direction Pont de Nant. J’ai le cœur rempli de gratitude et d’admiration pour ce yak courageux qui me suit en liberté. Il a percé le plafond de verre – cette idée que s’est impossible de travailler avec un yak tout seul sauf s’il a été élevée avec le biberon et empreint par les humains dès la naissance. Naulekh a été allaité par sa mère pendant presque deux ans, il a grandi dans le troupeau. S’il peut marcher seul avec moi aujourd’hui ce n’est pas parce que je l’ai forgé d’après ma volonté en l’élevant avec le biberon, mais parce qu’il a acquis courage, jugement, indépendance et confiance à travers un travail en commun. Je suis immensément fière de lui !
Montée en douceur vers le col des Essets le premier jour.
Un yak en grève: "Je reste ici. Je refuse d'aller plus loin!"
Col de la Forcle
Naulekh avec nos deux anges Gil et Joanne qui nous ont guidés, accompagnés et encouragés sur la montée du col de la Forcle.
Descente très raide du col de la Forcle direction Cabane Rambert.
Sylvie nous accompagne sur un bout de chemin le jour après la grande tempête.
Ascension hivernale du col de Fenestral avec Sylvie.
Descente du col du Demècre
Naulekh TGV - Christiane et moi marchons trop lentement pour lui, il passe devant.
Petit yak devant grande montagne - Naulekh qui a brouté un peu nous rattrape sur la crête de Javerne.
Sur les derniers kilomètres dans la forêt de Joux Ronde, immense bonheur de marcher avec Naulekh dans un esprit d'affinité, d'appartenance et d'harmonie.
Arrivée à Pont de Nant! Nous avons réussi le tour! Je suis immensément fière de mon yak !
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